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Roland Gori : « La Politique est colonisée par les valeurs du marché. »

Psychanalyste, professeur de psychologie à l’université d’Aix-en-Provence, Roland Gori est aussi écrivain. Cet humaniste engagé s’alarme dès 1990 de la généralisation de la rentabilité qui prône l’évaluation dans tous les domaines. En 2009, il lance « l’Appel des Appels », un mouvement de protestation qui rassemble des personnalités de la Santé, de la Culture, de la Justice, de l’Education et du Journalisme. Cette pétition qui vise à remettre « l’humain au cœur de la société » récolte plus de 85 000 signatures, elle fait la une de la presse française. Son nouvel ouvrage « La Dignité de Penser » vient d’être publié aux éditions « Les Liens qui Libèrent ».

La Lettre Méditerranée :

« La Dignité de Penser » aborde l’influence prépondérante des milieux économiques et financiers sur les décisions politiques. Votre réflexion annonçait-elle ce qui se passe en Grèce et en Italie ?

Roland Gori :

-« Ce qui vient de se passer en Grèce, en Italie et dans d’autres pays européens, montre que nous assistons à un changement des mœurs politiques transformant radicalement le concept de Démocratie. Ce sont « les marchés financiers », dans leur irrationalité même, avec leurs comportements de foules paniquées et aveugles, qui sacralisent ou excommunient les gouvernements. On se souvient comment les agences de notations avaient accueilli la « Révolution du jasmin » en abaissant la note de la Tunisie ! Il est terrible de constater que c’est en Grèce où est née la démocratie fondée sur la distribution égalitaire de la parole et le débat public, que l’on assiste aujourd’hui à son agonie.

La démocratie fondée sur les principes d’égalité et de liberté politiques des citoyens tend à être à l’heure actuelle remplacée par une « expertise » bafouant la souveraineté populaire. Au point que cela puisse paraître incongru aux puissants de ce monde de la consulter. C’est ce que j’essaie de montrer dans mon livre : notre nouvelle civilisation des mœurs conduit à la perte d’autonomie du politique. Le politique se trouve aujourd’hui « colonisé » par les valeurs du marché. C’est plus qu’une influence prépondérante des milieux économiques et financiers, c’est une mise sous tutelle totalitaire qui est en train de se produire. Au nom d’une idéologie, celle de la « raison économique » comme seule et unique manière de penser le monde, la nature et l’humain, le pouvoir installe de nouveaux dispositifs. Ils confisquent la capacité des citoyens à juger et à décider ce qui est bon pour eux. Cette idéologie s’appuie sur la « folie de l’évaluation » qui s’empare de tous les maillons de la chaine de l’existence. Des évaluations en maternelle jusqu’aux notations des états, en passant par les logiques d’audimat des émissions radiotélévisées, par la tarification à l’activité des hôpitaux et des services de police… Chiffres plus ou moins pertinents, plus ou moins justifiés. Ces techniques d’évaluation ont l’immense avantage de pouvoir donner des ordres sans en avoir l’air. Nous sommes en présence d’une objectivité illusoire et fallacieuse des chiffres qui permet de contraindre les individus, les populations, voire les états, en les faisant consentir librement à leur soumission sociale. Nous sommes de plus en plus face à un gouvernement tyrannique par les chiffres dont les politiques ne seraient que les fondés de pouvoir. Cette évaluation quantitative, formelle et généralisée fait comme si les chiffres étaient naturels et évidents, sans « parti pris » idéologiques ou biais méthodologiques. C’est un déni de démocratie : une technocratie aussi arrogante politiquement qu’impuissante économiquement et socialement s’y est substituée. »

 

 

La Lettre Méditerranée :

Comment interprétez-vous les revendications des « Indigné-e-s » qui se diffusent mondialement aujourd’hui ?

Roland Gori:

-« Je crois que le point commun à tout ce mouvement des « Indigné-e-s » c’est la revendication d’une justice sociale leur permettant de ne pas devenir des « surnuméraires » dans une société qui ne se régule que sur la base du profit et des « caprices » des marchés. C’est-à-dire d’une société qui depuis plus de trente ans « détricote » toutes les protections de l’État social au nom d’une logique néolibérale avec sa culture de rentabilité immédiate, de réactivité féroce, d’exploitation des « ressources humaines » par les normes de compétition et de performance. Cette « culture du capitalisme financier », comme la nomme le sociologue américain Richard Sennett, ne permet plus aux individus de donner un sens à leurs vies, de l’inscrire dans une histoire « lisible » et transmissible dans laquelle les notions de progrès et d’émancipation sociales détiendraient encore quelque valeur. Les « Indigné-e-s » ont en commun de refuser ce rationalisme économique morbide qui ne voit dans la nature et dans l’humain qu’un fonds d’énergie ou des instruments techniques à exploiter. C’est cette marchandisation de notre monde, c’est cette transformation de l’humain en ressources, contre laquelle se lève l’indignation. L’indignation est cette posture morale et psychologique qui refuse que soit bafoué le vieil impératif moral rappelé par Kant : la chose a un prix, l’homme a une dignité. La personne humaine ne doit jamais être traitée seulement comme moyen, mais doit être reconnue comme une fin en soi. »

La Lettre Méditerranée :

L’indignation » est-elle suffisante ?

Roland Gori:

-« Non bien sûr, mais l’indignation manifeste un refus et un espoir. Le refus de laisser aux logiques néolibérales le champ libre d’un utilitarisme à mort qui détruit la nature, le lien social, la culture, bref l’humanité dans l’homme, ce qui fait sa dignité. C’est bien parce que l’espèce humaine est née vulnérable que la culture et la technique se sont développées. C’est cette vulnérabilité qui est à la source de l’éthique et de l’empathie. C’est cette même culture que la religion du marché détruit par une nouvelle colonisation des mœurs et des esprits. Dans cette société où l’autre est réduit à un concurrent ou un instrument, l’indignation manifeste l’espoir et la promesse d’une nouvelle solidarité sociale. Elle naît de la précarité, de l’injustice et du cynisme. Mais si l’indignation est nécessaire elle ne saurait être suffisante. Elle constitue l’aveu d’une détresse morale et psychologique née de la désertion du politique, de sa complaisance – parfois bien involontaire – à participer à cette monstrueuse civilisation. L’indignation manifeste aussi un appel au renouveau du Politique. Mais comme j’essaie de le montrer dans mon livre, il ne saurait y avoir de renouveau du « Politique » sans une immense revalorisation et redéfinition de la Culture, sans une renaissance dans nos exigences de penser. « 

La Lettre Méditerranée :

Vous défendez l’importance d’un retour à la parole, à l’échange, à la narration. Comment un changement de comportement peut-il changer nos sociétés ?

Roland Gori:

-« J’essaie de montrer en quoi la technique – qui constitue une condition indispensable de l’émancipation de l’humain – participe aussi à son aliénation. Nous sommes passés d’une « société de la parole », celle des récits qui transmettent des expériences, à une « société de l’information » qui met en scène le traitement statistique des données de notre vie. C’est le moment historique où l’humain est invité à se penser comme une machine numérique prompte à produire des marchandises. La dévaluation de la parole et de l’expérience qu’elle transmet, au profit de l’information technique, participe de cette aliénation, de cette « réification » de l’humain. Car l’information n’a de valeur que lorsqu’elle est nouvelle, sa durée de vie est éphémère, et si « l’homme de parole » devient un « homme d’information » sa vie sera constituée d’instants successifs sans histoire et sans finalité. Avec l’hégémonie de l’informatique, les techniques se coordonnent comme un « système technicien ». Les machines numériques captent le vivant dans leurs dispositifs, le modèlent, le façonnent et ne retiennent de l’existence que ce qui est soluble dans ce système. D’où l’urgence de renouer avec la parole qui fabrique la subjectivité humaine. Sans elle nous n’aurions même plus les moyens de déconstruire nos aliénations. »

La Lettre Méditerranée :

Pour terminer… Dans « La Dignité de Penser », vous vous référez souvent à Pier Paolo Pasolini. En quoi ses réflexions, retrouvent-elles une certaine actualité ?

Roland Gori:

-« Pier Paolo Pasolini fut un martyr et un génie. Il a eu dès les années 1970 l’intuition que nous étions en train de changer de monde, de civilisation. Dans son texte, « La disparition des lucioles », il nous montre que « la religion du marché » n’a plus besoin du vieil ordre clérico-patriarcal – Famille, Église, État, Morale – pour asservir les hommes. Les valeurs du marché s’imposent partout. La libération des mœurs peut constituer un dispositif de dépolitisation du peuple, dés lors que cet « hédonisme de masse » repose sur la destruction des cultures et des particularismes. Il a montré bien avant des auteurs contemporains que les clivages politiques avaient perdu toute leur pertinence lorsque les politiques étaient corrompues par la société du spectacle et de la marchandise. Il y a une vraie réflexion de philosophie politique chez Pasolini, par exemple lorsqu’il montre que le monde répressif a adjoint au « mépris de la culture » une « interprétation purement pragmatique des actions humaines ». Ou que la consommation et l’hédonisme favorisent la dépolitisation. Ce qu’il ne pouvait peut-être pas prévoir c’est que homme de la consommation ferait place à un homme de la précarité et de l’incertitude plus facilement maniable pour les rentiers et les spéculateurs. »

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